Interview in Le nouvel observateur
La trahison des intellectuels
Y a-t-il encore une noblesse de l’esprit?
S’il reste encore un intellectuel pour croire à la noblesse de l’esprit, c’est bien lui. Il est hollandais. Il s’appelle Rob Riemen. A l’heure du relativisme des valeurs et du nihilisme, lui rend hommage à ces grands hommes que furent Socrate, Goethe ou Camus. Grands justement par cette noblesse de l’esprit, dignité oubliée chère à Spinoza. Thomas Mann lui-même disait que là où disparaît cet idéal disparaît la civilisation. Voici quatre extraits de l’ouvrage magnifique de Rob Riemen.
Essayiste, Rob Riemen est le fondateur et président de l’Institut Nexus, centre international de réflexion qui a pour vocation d’alimenter le débat philosophique et culturel occidental.
Mann était au sommet de sa gloire, et en même temps, il n’a jamais aussi profondément désespéré du sens de l’existence. Il avait bâti sa vie sur le principe moral de l’abnégation, du renoncement goethéen. Il s’était exercé à cette ascèse. Cela l’avait protégé de toutes les tentations et lui avait permis d’employer son temps au travail. Il s’asseyait encore chaque matin à neuf heures précises à son grand bureau d’acajou pour continuer son œuvre d’écrivain durant les heures paisibles du matin. Mais lesdites heures sont longues quand la feuille reste blanche. Quelle était à présent la justification de son existence ? « J’ai préféré la mélancolie qui espère, qui aspire et qui cherche, à celle qui, morne et stagnante, désespère », écrit Van Gogh dans l’une de ses lettres. C’est précisément cette mélancolie que Thomas Mann trouve chez Tchekhov, un homme et une œuvre auxquels il consacre, au cours de la dernière année de sa vie, l’un de ses plus beaux essais. Dans la vie et l’œuvre du jeune nouvelliste, il reconnaît sa propre éthique du travail, son propre humanisme empreint de scepticisme, son ironie, et l’idée que se changer soi-même, si l’on en est capable, est la plus grande des obligations morales.
L’intégrité est la capacité à reconnaître ses responsabilités. Albert Camus devait à sa responsabilité d’intellectuel de reconnaître qu’après la guerre, lesdits intellectuels, qui comme lui étaient issus de l’école du nihilisme, avaient leur responsabilité dans le raz de marée destructeur qui avait déferlé sur l’Occident en sapant systématiquement les fondements sur lesquels la digue de la civilisation était construite : les valeurs impérissables, la distinction intemporelle entre le Bien et le Mal. D’où sa contribution timide mais convaincue à l’entretien avec Malraux:
‟Ne sommes-nous pas tous responsables de l’absence de valeurs ? Ne devrions-nous pas être les premiers à déclarer publiquement que nous nous sommes trompés, que des valeurs morales existent et que nous ferons désormais tout ce qui est possible pour les clarifier et les affermir ? Ne croyez-vous pas que cela offrirait alors le commencement d’un espoir?”
Durant la guerre, il avait écrit dans ce même carnet : « L’homme peut-il à lui seul créer ses valeurs ? C’est tout le problème. » La conviction qu’il exprime face à Malraux, Sartre et Koestler est sa réponse. Non, pour conserver sa dignité humaine, l’individu libre n’a pas le droit de nier les valeurs universelles et intemporelles. Ce sont précisément les intellectuels qui devront résister à cette forme de nihilisme. Tout n’est pas permis. La liberté humaine est relative, conformément à la nature humaine, elle est subordonnée à l’idéal éternel, jamais entièrement réalisé, de sa dignité. En outre, la liberté absolue oblitère la justice. Il y a des valeurs absolues qui sont au-dessus de nous et qui obligent chacun. Ceux qui défendent encore le nihilisme ou le relativisme aujourd’hui sont moralement des nains, impuissants face à la violence et aux assassinats collectifs.
Grand est le manque d’intégrité intellectuelle. Grande est la trahison des intellectuels.
Sont-ils étonnants, ces manquements de la civilisation occidentale ? Pourquoi ? Pourquoi ce nihilisme? Pourquoi cette trahison de la noblesse de l’esprit ? La tentation du pouvoir est une première raison : être enfin influent, être enfin écouté, voire admiré. Rien ne rend plus dépendant que le pouvoir et la gloire.
Pourquoi cet essai?
A l’origine de cet essai, il y a Elizabeth Mann Borghese, fille de l’écrivain Thomas Mann. Elisabeth avait un ami de très longue date, Joseph Goodman, un musicien amoureux de la poésie de Walt Whitman au point de commencer en l’honneur de celui-ci l’écriture d’une cantate baptisée “la Noblesse de l’esprit”. L’ami mourut avant d’avoir achevé sa partition. Un soir au River Café, au pied du pont de Brooklyn, devant deux verres de Chardonnay, Elisabeth pria Rob Riemen de bien vouloir achever par les mots ce que Joseph Goodman avait commencé par les notes.
Et pour les conserver, pour rester l’idéologue d’un parti ou un leader d’opinion, un porte-parole du « on », il faut en permanence s’adapter. S’il est un endroit où règne le conformisme, c’est bien chez les intellectuels politisés. Perdre en pouvoir et en influence en faisant montre d’indépendance d’esprit, voilà qui ne peut qu’emplir ces réalistes d’effroi.
Pour le pouvoir politique, on abandonne le monde de l’esprit. L’excuse étant qu’il ne s’agit pas d’interpréter le monde, mais de le changer ! Finissons-en avec l’injustice ! Mais, comme le remarque avec justesse Benda dans son traité sur la trahison des clercs, de grands esprits tels qu’Erasme, Spinoza ou Kant sont toujours restés fidèles à l’esprit et à leur propre indépendance. Ils n’avaient pas l’orgueil de vouloir libérer l’humanité de tous ses maux, mais ils sont restés fidèles à leur obligation de faire perdurer la conscience de ce qui est bon. La connaissance du bien et du mal, la conscience des valeurs et de la dignité étaient préservées. N’est-ce pas là une justification suffisante à l’existence des intellectuels ? Pour beaucoup d’entre eux, apparemment pas : « De nos jours, les écrivains sont exposés à une nouvelle tentation : celle de pouvoir vivre largement en donnant leur sentiment sur des sujets dont ils ne savent rien », observait Stephen Spender en 1951. Quelque chose a-t-il changé depuis ? »
Socrate ! Où es-tu passé ?
Il est chez ses amis et n’en a pas encore fini. Car eux non plus ne croient pas à la thèse selon laquelle les philosophes doivent être rois en leur pays. Ils connaissent trop d’intellectuels pour cela. Mais Socrate explique que seul le vrai philosophe peut être roi, parce qu’il est, par nature, doué de mémoire, de facilité à apprendre, de grandeur d’âme et de bonne grâce et est ami et comme parent de la vérité, de la justice, du courage et de la tempérance ». D’accord, rétorquent ses amis, en théorie, c’est à cet honnête homme* qu’il faudrait confier le gouvernement de la cité, mais les faits infirment la théorie. La plupart des intellectuels sont, à proprement parler, corrompus. Et ceux qui ont les caractéristiques que Socrate attribue au vrai philosophe sont considérés comme de tels excentriques par la société qu’en aucun cas, son gouvernement ne leur écherra. Socrate est tout à fait d’accord avec cela. Cependant, le but de sa vie, la connaissance de la sagesse, est surtout discrédité par ceux-là mêmes qui en font profession:
‟Ils font grand tumulte en public et sans savoir ce qui est bon ou mauvais, juste ou injuste, se conformant dans l’emploi de ces termes aux instincts du grand animal, la foule, appelant bon ce qui le réjouit, et mauvais ce qui l’importune. Par ces paroles vides, pleines de suffisance et d’orgueil, toujours orientées vers ce que la foule veut entendre, ces gens-là obtiennent tout le pouvoir.”
Le nouvel observateur, Anne Crignon
28 juli 2009